devoir de memoire
Questions de vie

Peut-on encore parler de “devoir de mémoire”?

Comme chaque année aux alentours du 11 Novembre, l’esprit de beaucoup d’entre nous se replonge de près ou de loin dans le souvenir des horreurs de la Seconde Guerre Mondiale. On commémore, chacun à notre manière, cet épisode douloureux de notre histoire. Je me surprends d’ailleurs souvent à repenser à ce voyage fait à Auschwitz lors de mon année de Terminale (merci le club d’histoire et notre victoire au concours national de la Résistance et de la déportation) qui m’a complètement bouleversé de par sa réalité, sa froideur et son honnêteté ; alors que pourtant mon esprit était toujours bien loin de pouvoir comprendre ne serait-ce qu’un quart de ce que ces survivants avaient pu endurer.

Comme beaucoup d’élèves, j’ai étudié cette période avec attention, car on ne cessait de nous dire que tout cela s’était passé « hier », que cette guerre faisait partie des conflits les plus atroces que le monde avait pu connaitre (et c’est loin d’être le seul malheureusement) et que l’on se devait de savoir pour éviter de commettre les mêmes erreurs. On n’a jamais cessé de nous dire que ce « devoir de mémoire » faisait partie intégrante de notre histoire collective. Et que pour être un bon citoyen, il ne fallait pas oublier ce qu’il s’était passé afin de pouvoir le transmettre aux générations futures.

Pourtant, plusieurs années après, et malgré tout ce que j’ai pu voir ou entendre, je suis toujours titillée par une question. Je ne sais pas si c’est la maturité, la prise de recul, l’enrichissement personnel et culturel de par les voyages, les lectures, les rencontres, de nouveaux horizons (bref le vécu quoi) mais entendre cette expression « devoir de mémoire » me laisse parfois un petit peu dubitative, parce que

Peut-on encore parler de “devoir de mémoire”?

C’est quoi le « devoir de mémoire » ?

Pour beaucoup d’entre nous, l’expression « devoir de mémoire » fait partie intégrante de notre langage courant. Utilisée dès les années 80 suite à la libération de la parole concernant les atrocités de la Seconde Guerre Mondiale (notamment par le témoignage de survivants des camps) et entérinée suite à la publication en 1995 de l’ouvrage « Le devoir de mémoire » de Primo Levi (titre choisi par l’éditeur pour surfer sur la tendance du moment), cette expression fait du souvenir une obligation morale pour chaque citoyen, afin de perpétuer la mémoire des évènements tragiques de l’histoire de sa nation.

C’est un peu comme une injonction visant à « préserver et à transmettre aux plus jeunes la mémoire et les valeurs républicaines des hommes et des femmes qui ont défendu le territoire national et ses idéaux » (source : ici). Et lorsqu’on lit cette définition, on comprend que c’est avant tout un hommage aux personnes qui sont se battues à un instant T pour leur pays et défendre les valeurs de ce dernier à ce moment précis de l’histoire.

Ainsi, le devoir de mémoire est presque perçu comme une sorte de relais moral pour se souvenir afin de participer à la cohésion d’une nation, pour en assurer son unité, au travers de la mémoire des épreuves du passé (un peu comme se souvenir d’où l’on vient). C’est aussi une manière d’éviter pour certains une « banalisation » des actes de cruauté extrêmes. C’est donc un souvenir au service des autres pour construire un futur meilleur sans oublier les erreurs du passé.

Histoire et mémoire : entre opposition et complémentarité

Pourtant, bien que l’idée même de « devoir de mémoire » semble noble, beaucoup grincent des dents lorsqu’ils entendent cette expression, et notamment les historiens. Depuis des siècles, le monde a connu beaucoup de conflits sanglants et traumatisants. Or, l’expression « devoir de mémoire » n’existait pas ou était peu employée avant les années 90 avant qu’elle ne soit rattachée aux épisodes de la Seconde Guerre Mondiale à la suite de différents évènements ; tels que le procès du SS Klaus Barbie en 1987 (pour plus d’informations, cliquez ici) ; et qui légitima pour la première fois le fait de revenir des années après sur un fait, pour en tirer des leçons (il servira aussi de jurisprudence pour les futurs procès de crimes contre l’humanité). Cette expression a ensuite été reprise dans beaucoup de situations indépendantes, afin de commémorer la mémoire d’un groupe distinct d’individus ayant souffert.

C’est d’ailleurs l’une des premières critiques sur le devoir de mémoire : le fait qu’il ne représente qu’une facette de la réalité, accompagnée d’un bagage émotionnel. En effet, bien que l’idée de base soit de renforcer l’unité d’une nation, le « devoir de mémoire » est souvent dirigé vers un groupe particulier de personnes, et non une réelle représentation d’un pays entier. Dès lors, il contreviendrait de manière directe à cette volonté d’unification et de rassemblement de la nation.

Par ailleurs, le « devoir de mémoire » a souvent été perçu comme une instrumentalisation de l’histoire au profit du politique. Car la mémoire ne représente pas toujours l’histoire et peut facilement être manipulée, changée, réinterprétée (petite leçon que le communisme de Staline par exemple nous a appris) ; tandis que l’histoire est une science à part entière. L’historien cherchera la quête de vérité, la mise en lumière de la manière la plus honnête des faits, sans aspect émotionnel et peu importe que cette vérité soit belle ou non. Car pour mieux comprendre une situation, une période de l’histoire, un évènement, il est important d’en connaitre le contexte entier. C’est pourquoi en 2005 par exemple, plusieurs historiens ont lancé une pétition « Liberté pour l’histoire » demandant le retrait des lois mémorielles (souvent perçues comme ne se fondant que sur une partie de la réalité) afin de pouvoir conserver leur indépendance face aux médias et aux institutions publiques.

Vers un « devoir d’histoire » ?

« Je n’aime pas l’expression devoir de mémoire. Le seul devoir, c’est d’enseigner et de transmettre » disait Simone Veil. Et est-ce que dans le fond, elle n’avait pas raison ? C’est d’ailleurs un peu le débat du moment : remplacer ce « devoir de mémoire » parfois partial et sentimental, par un « devoir d’histoire » plus indépendant et plus neutre. D’autres encore parlent même de « travail de mémoire », afin de conserver l’aspect scientifique en collaboration avec l’historien, et réconcilier le passé, le présent et le futur.

Une chose est certaine, l’histoire et la mémoire sont toutes deux des composantes essentielles de notre bagage républicain. Et même si certains prônent un « droit à l’oubli », il est toujours important de connaitre son histoire, sans pour autant qu’elle devienne un frein à notre futur. On constate aussi avec les années et le recul que les perceptions et les avis sur un même conflit peuvent diverger, changer, être critiquées.

Et je crois que garder un œil critique et indépendant est essentiel pour être capable d’appréhender la vérité dans son ensemble. Et cela ne veut pas dire ne plus rendre hommage à toutes ces personnes disparues, loin de là. Avec le recul, j’aurai aimé qu’on me donne toutes les facettes d’un même conflit dès le départ pour me faire mon propre avis. J’aurai aimé que l’on me pousse à la curiosité, à la recherche, à la compréhension pour mieux comprendre les conséquences. J’aurai aimé qu’on m’encourage à aller aux commémorations et à la rencontre de tous ces gens qui ont tant à raconter pour mieux apprendre à écouter. Et j’aurai aimé qu’on favorise un droit à l’histoire pour mieux comprendre leurs histoires.

Et vous, qu’en pensez-vous?

LIENS / ARTICLES UTILES

  • Le site du concours national de la résistance et de la déportation, ouvert à tous les collégiens de troisième et aux lycéens, si vous souhaitez plus d’information (click here),
  • Le résumé du procès du SS Klaus Barbie, qui s’est tenu en 1987 (click here),
  • Le site de l’Office National des anciens combattants et des victimes de guerre (click here),
  • L’article d’Olivier Lalieu dans la revue « Vingtième siècle », et qui s’intitule « L’invention du devoir de mémoire » (click here),
  • Le résumé du livre de Johann Michel « Le devoir de mémoire », disponible sur La Cliothèque, (click here).

CITATION

« Il faut que les français n’oublient pas cette histoire qui est la leur. Il faut que les jeunes générations sachent ce qui a été vécu, pour être prêtes à toujours sauvegarder la dignité de leur patrie et plus encore la dignité de l’homme. »

Pierre Mauroy, ancien Premier Ministre français.

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